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La princesse ParanoÏa

 

La princesse Paranoïa

 

Les habitants de  ‘Pacifica’ aimaient à se dire qu’ils vivaient dans le plus heureux des royaumes et le faisaient volontiers savoir aux autres. Pour être objectif, et je le suis, croyez-moi, on ne pouvait mieux représenter le paradis sur Terre.

Par un soir sans lune, mais cela ne joue pas un rôle essentiel dans l’histoire, quelques dieux qui vagabondaient dans le coin décidèrent de faire une halte et festoyer afin de lutter contre un désœuvrement naturel qui devenait plus pesant à ce moment de la journée. Il faut dire cette fois-ci, que ce détail aura une certaine influence sur la suite de l’histoire.

Les divinités dont il est question n’étaient ni très malines ni très sympathiques, mais chargées, par une autorité supérieure, de jeter de temps à autre un coup d’œil sur le petit royaume afin que l’harmonie continuât de régner.  Le dieu qui chapeautait de loin cette équipe de bras cassés aimait citer en exemple à ses collègues ce charmant royaume qui lui tenait à cœur, il en tirait une certaine gloriole.

 Attablés dans une vieille auberge qui leur faisait 10% de remise, les dieux débutants discutaient de choses sans importance et du temps qu’il ferait le lendemain. Les uns affirmaient que le soleil régnerait sur l’ensemble du royaume, les autres prétendaient qu’il fallait s’attendre à quelques ondées passagères sur la moitié nord, en fin de journée. Comme aucun d’entre eux ne tenait bien la boisson, la soirée tourna vite au vinaigre. L’expression n’a rien de culinaire, elle signifie simplement que cela ne s’était pas très bien passé, mais vous le saviez peut-être. Outre le grand nettoyage qu’occasionnèrent leurs ripailles, les éclats de leur mauvaise ivresse allaient laisser des traces funestes dans tout le royaume. Je dis cela afin de soutenir votre attention.

D’autres dieux qui occupaient des fonctions plus intéressantes et mieux rémunérées jugèrent qu’il était bon d’intervenir. Chacun de ces dieux dissipés et au grade pas très élevé reçut le surlendemain un courrier sous pli recommandé lui signifiant son prochain licenciement. Les voies de la hiérarchie divine sont impénétrables et nous ne nous étendrons donc pas sur ce sujet, mais il convient toutefois de signaler qu’à cette époque, si blaireaux qu’ils fussent, les membres de la classe divine prolétarienne n’avaient pas de représentants pour défendre leurs intérêts. Les conditions sociales heureusement ont bien changé depuis.

Le rang de ces dieux sacrifiés sur l’autel de la lutte des classes avaient beau être inférieur, leur taille n'en était pas moins largement supérieure à la moyenne de la populace. Ce détestable événement passa à la postérité sous le nom de ‘ la nuit des longs blaireaux’. L’évocation de cette nuit-là fit longtemps son petit effet dans les chaumières. La belle assonance de la phrase fut reprise bien plus tard dans des circonstances très différentes.

Le calme et l’harmonie  qui constituaient l'attraction touristique principale de ce royaume  laissèrent place à la discorde et au malentendu. Sans la protection d’un dieu bienveillant, il était livré à la haine, la suspicion et la mauvaise humeur de rois grincheux et pour la plupart pas très agréable à regarder. Tant et si bien que les habitants durent se résigner à penser qu’ils n'habitaient pas dans le plus beau royaume. Il n’était pas rare d’entendre : « Mais qu’est-ce que c’est que ce pataquès, c’était pas comme ça avant ! »

Chacun commença à comparer sa situation à celle de l’autre et comme tout le monde était logé à la même enseigne, on chipotait sur la forme, la couleur et la matière qui la composait, en remarquant par-ci par-là une légère différence.

Les meilleurs amis devinrent les pires ennemis, comme cela se passait  plus ou moins partout ailleurs. Le royaume n’ayant désormais rien de pacifique fut rebaptisé ‘Incertitus’.

 Longtemps après « la nuit des longs blaireaux », par une journée aussi triste que la veille, une célébration fut annoncée.

Le roi ‘Suspicio’ et la reine Rumoria qui administraient la contrée avaient eu un enfant. Incertitus était en fête, mais chacun avait à cœur de le garder pour soi, si bien que l’expression « en fête » ne s’accorde pas avec cette situation particulière. On peut donc dire finalement que c’était un jour comme un autre. On parlait de la venue d’une fille et on lui avait même attribué un nom, selon l’usage. La petite s’appelait Paranoïa.

L’enfant avait la mine aussi maussade que le ciel sous lequel elle avait vu le jour, même si le jour en question était sombre et triste à mourir. Maussade est un bien faible mot, on pourrait dire qu’elle était grimaçante, tant sa face un peu bouffie révélait déjà si bien le dégoût de la vie. Vous avez compris que cette enfant n’était pas très belle à voir, pourtant tout semblait indiquer qu’elle se portait à merveille, si l’on peut dire.

Elle avait l’œil mauvais de ses parents, ainsi qu’une haleine assortie, c’est un détail sans doute, mais assez surprenant chez un bébé pour que l’on en fasse état, n’est-ce pas ?

Le long et sinistre défilé des oncles, tantes, cousins, cousines débuta. Chacun contemplait la vagissante créature d’un œil mauvais et dubitatif, ce qui confirmait son appartenance à la famille.

Méfiancia préférait se faire appeler Prudencia ou encore Circonspectionata, mais les gens s’accordaient  à dire que son nom de baptême lui allait beaucoup mieux et le dernier était trop difficile à prononcer. Sa mine grisâtre était vaguement mise en valeur par deux yeux jaunes pigmentés de veinules rouges du meilleur effet. Elle marchait toujours la tête basse sous une large capuche, regardant  de droite à gauche, n’hésitant pas à se retourner ou lever les yeux au plafond, de temps à autre.

Intelorencia avait un tic dans la main droite, elle maintenait sans cesse son index dressé en l’agitant fortement de droite à gauche elle aussi. Il va sans dire, mais préférable de le faire, que cela fatiguait considérablement son poignet, il s’en trouvait plus gonflé que l’autre.

Méprisio n’hésitait pas à se pincer le nez pour un oui, mais surtout pour un non, ce qui lui donnait certes un  profil aquilin, mais pas très réussi. En outre, un menton fuyant accordait à l’ensemble de son visage un air d’oisillon chétif.

Délatio n’avait rien de notable dans son aspect général. Rien dans sa vie non plus n’indiquait de talent particulier. Sa famille, disait-on, s’était enrichie durant une guerre passée en vendant des pommes de terre à un occupant barbare cousin, les Bloches. On en avait tiré depuis une expression populaire fameuse pour qualifier une personne prudente et réfléchie : ‘celui-là aurait vendu des patates aux Bloches pendant la guerre’. Cette devise figura ensuite, inscrite en latin sur le blason de sa famille. Délatio était raisonnablement téméraire, il était toujours disposé à prêter main-forte au plus fort pour affaiblir le plus faible.

Dominatio était de taille réduite, mais compensait par un nom bien choisi par ses parents. Il devait marcher la tête très haute et sur la pointe des pieds, pour donner à tous l’impression qu’il les toisait. Même s’il était convaincu de l’efficacité du subterfuge, il ne trompait personne.

Atrabilur se faisait appeler Achariatus parce que selon lui les noms vaguement latins dont sa parenté était affublée, ça faisait plus sérieux. Il avait la mine verdâtre et grimaçante, je sais bien que c’est un peu le cas pour toute cette famille, mais chez lui c’était plus visible encore, je vous assure. Excepté ce détail qui tout bien réfléchi le distinguait à peine du reste de son clan, il n’avait rien de bien intéressant, il serait donc inutile de s’attarder sur ce personnage.

D'autres princes étaient venus, de lointains cousins dont les noms plus exotiques indiquaient qu’ils arrivaient de contrées tout aussi  lointaines. Ils partageaient, à leur façon, le même concept-type du royaume, en le nommant de manière assez fantaisiste,  ‘Ordre nouveau’, ‘Dictature prolétarienne’, ou 'le bonheur pour tous", mais nous n’épiloguerons pas sur ces individus qui n’étaient que de passage.

 Paranoïa grandissait dans la grisaille de l’ennui et n’avait d’autres choses à faire qu’ignorer les qualités qu’une nature bienveillante ne lui avait pas accordées. Elle en cultivait d’autres en revanche plus prisée dans son royaume.

Elle vivait entourée de haine et de nourriture riche en acide gras saturé. Les traits de son visage se flétrissaient à souhait un peu plus chaque jour. Elle entretenait cette délicieuse décrépitude par quelque traitement particulier dont la recette était jalousement gardée dans la famille de mère en fille depuis des générations, et aussi par quelques pensées détestables.

À peine avait-elle appris à réfléchir, ce qui prenait tout de même un certain temps chez ce genre de personne, qu’elle suspectait déjà ses parents de l’avoir mise au monde pour des raisons inavouables. Elle aurait aimé connaître le fin mot de l’histoire, en les questionnant par des méthodes musclées, mais c’était ses parents après tout et il est bon parfois de s’imposer quelques limites.

Un soir plus triste que les autres, elle fit la rencontre de ‘Phobio’, un prince tout moche qui la trouva à sa convenance. C’est-à-dire aussi laide et méchante qu’un homme de son rang et tempérament pût espérer. Le jeune homme était passé par inadvertance, dans la chambre à coucher de la princesse, et entretenait depuis avec elle des relations qu’on pourrait qualifier de régulières.

Paranoïa appréciait son front et son regard fuyant, ainsi que ce sentiment qui lui faisait penser que le monde pouvait être pire qu’il ne l’était déjà. Plus que tout, elle aimait ce charme étrange que les spécialistes du domaine des mystères de l’âme qualifieraient de troubles psychiatriques.

L’enfance du prince mystérieux avait été émaillée d’anecdotes et menus plaisirs anodins.

L’ennui qui prolonge le désœuvrement justifiait quelques enfantillages.

Tout petit, Phobio aimait à parcourir la lande. Il était toujours à l’affût de quelques innocentes bestioles qu’il pût triturer, malaxer, dépecer ou décapiter à sa guise pour tuer le temps. Les chiens féroces qui gardaient le château s’enfuyaient à son approche, hurlant de terreur, une fois à distance respectable du cruel enfant.

Les parents faisaient de leur mieux pour encourager la vocation précoce de leur fils. Le jour de ses dix ans, ils lui offrirent un petit costume de bourreau. Une cagoule de feutre sombre lui donnait l’allure d’un petit lutin tragique. La jolie capeline qui couvrait ses épaules ajoutait un air solennel. Pour que l’enfant étrenne son costume, on fit sortir quelques condamnés d’une geôle humide pour qu’ils prennent un peu le frais et divertissent le jeune prince, par la même occasion. Malgré son manque de pratique, Phobio fit des merveilles.

En vieillissant, il se mit à détester l’humanité entière et le monde en particulier. La princesse se dit qu’il accorderait sans doute le même attachement à sa future compagne. Paranoïa n’avait jamais encore été troublée de la sorte. Elle pensait qu’il serait bête de ne pas en profiter.

Un repas préparé à la hâte et servi dans l’intimité d’une vaste salle lugubre et mal éclairée célébra les fiançailles. Pour ne pas occasionner de frais inutiles, aucun membre de la famille ni relation professionnelle n’avait été convié à la triste soirée.

Après un délai réglementaire de six cent soixante-six jours, on envisagea de pousser plus loin le bouchon. Le mariage fut sans intérêt et vite expédié.

Le doute continuait agréablement d’envahir les pensées de Paranoïa qui n’étaient pas si nombreuses. Elle vivait recluse et barricadée, accordant cependant quelques dérogations à son confinement, car il fallait bien que le corps exulte et qu’elle transmette, à travers la chair de sa chair et le sang de son sang, toute les aigreurs qui coulaient dans ses veines. Certains soirs de pleine lune ( allez savoir pourquoi) elle partait rejoindre son époux pour engendrer quelque rejeton malveillant et suspect dont elle devrait se méfier plus tard.

La vie suivait son cours dans le royaume d’Incertitus, si morne et pesante que la mort elle-même différait souvent ses visites pour ne pas perdre goût à sa mission.

Le prince et la princesse survécurent trop longtemps, malheureux bien sûr, et décidés à imposer à leur entourage leur profond dégoût de la vie. Pour ne pas qu’on les oublie, ils laissèrent une ribambelle de petits monstres aussi laids et teigneux que leurs parents.[/justifier]

 

Georges Ioannitis

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